Analyse des Mémoires de Paul-Henry Gendebien

Paul-Henry GENDEBIEN, Mon séjour dans la fosse aux lions de la politique belge. Mémoires, Weyrich Edition, Longlier (Neufchâteau), septembre 2021, 359 pp., 25

Article de J-F. G. publié dans la revue n*393 Diagnostic du GERFA
Groupe d’étude et de réforme de la fonction administrative

Après nous avoir offert une histoire aussi passionnante qu’érudite de sa famille du XVIe siècle à nos jours – des « antémémoires » en quelque sorte (1) – P.H. GENDEBIEN nous donne celle de sa vie, entièrement vouée à la chose publique ; n’écrit-il pas :
« Dès cet âge (à quatorze ou quinze ans), je me mis à penser que mon avenir se construirait dans une fonction publique » (p. 31).
Administration ou politique ? Les deux en fait, on le verra.

Les années de formation

Né le 9 juillet 1939 à Hastière-par- delà dans la maison de campagne de son grand-père maternel Henry CARTON de WIART, ancien Premier ministre et écrivain (La Cité ardente), sauvé in extremis d’une affection congénitale six semaines après par un chirurgien parisien, il perd très tôt son père, engagé volontaire dans la Royal Air Force qui est abattu en 1944 au-dessus d’Amersfoort. Élève de l’école communale de Marbaix-la-Tour près de Thuin, puis des collèges de Maredsous – ce fort en thème tient son journal en latin ! – et de Bonne- Espérance près de Binche, étudiant à Saint-Louis puis à Louvain, il est docteur en droit (1962) et licencié en sciences économiques (1964). Char- gé de recherches au CRISP sur la politique congolaise (2), puis assistant du sociologue Benoît VERHAEGEN à l’Université Lovanium de Kinshasa, il est un témoin attentif des vicissitudes du jeune État (3).

De l’administration à la politique

De retour au pays de Thuin, nommé sur concours directeur du Bureau d’études économiques et sociales de la province de Hainaut (1967), il mesure sur le terrain la gravité du déclin de l’économie wallonne, mais s’intéresse aussi déjà à l’écologie (4) et persuade la députation permanente de créer la réserve naturelle des marais de Harchies (1969).

Mai 1968 est « loin de (le) séduire » (pp. 47-48). En cette année-là, qui est aussi celle de l’affaire de Louvain, il y avait mieux à faire pour un jeune Wallon : il adhère au cours de l’été au Rassemblement wallon (RW), né en mars de la fusion de plusieurs partis locaux. Il est élu conseiller communal à Thuin (1970), dont il sera plus tard échevin (1977-1982 : on lui doit le sauvetage du quartier historique du beffroi), puis député (1971-1979).
L’accession de François PERIN puis de Robert MOREAU à des responsabilités gouvernementales dans le cabinet TINDEMANS I (juin 1974) le projette à la présidence du RW lors du congrès du 20 octobre 1974. Une période difficile s’ouvre : jeune militant à l’époque, nous pouvons attester la justesse des appréciations de l’auteur sur le malaise de la base du parti, majoritairement de centre-gauche, à l’égard de la participation à une coalition de centre-droit, d’autant plus que l’exécution de la loi de « régionalisation préparatoire » serait sabotée et que l’absence des socialistes et des alliés du FDF rendait illusoire la perspective de réunir une majorité des deux tiers nécessaire à une réforme fédéraliste de l’État. GENDEBIEN rétablit ici certaines vérités : PERIN ne croyait pas à l’avenir du parti et sabota les pourparlers de MOREAU avec le FDF et la Volksunie en vue d’un élargissement (février 1976) parce qu’il négociait déjà le ralliement d’une partie du RW au PSC, lequel échoua parce que la démocratie chrétienne ne voulait pas de ce qui était déjà perçu comme l’aile droitière du RW (PERIN-GOL-KNOOPS) ; ceux-ci se tourneront ensuite vers les libéraux, mais lanceront leur manifeste avant celui dit du « retour aux sources » de la majorité ; quelles que soient les réserves qu’il a émises depuis – et que nous partageons – sur l’autogestion (p. 64) et sur les utopies funestes du fédéralisme intégral (p. 65) et de l’Europe des régions, ce manifeste fut adopté dans l’enthousiasme par le congrès du 4 décembre 1976 ; l’étude des sondages montre qu’il n’explique pas l’échec du RW aux élections d’avril 1977 et qu’au contraire la rénovation a favorisé le retour d’une partie de l’électorat perdu en raison de la participation gouvernementale (p. 83). Du reste, la rupture de la confiance entre les membres du gouvernement et le parti était consommée depuis la décision sur les avions militaires (F16) en juin 1975.

Des lignes de force

Plutôt que de poursuivre un exposé strictement chronologique, le mémorialiste choisit de se concentrer sur des thèmes importants : le bilan de l’action du RW (pp. 73-90), « la crise de juin 1975 : un avion de chasse américain pour la Force aérienne belge ? » (pp. 91-99), son mandat de député européen de 1979 à 1984 (pp. 107-123), le choix de Namur comme capitale de la Wallonie (pp. 138-146), le projet de traité avec les Pays-Bas sur les eaux de la Meuse (pp. 146- 152), la querelle fouronnaise (pp. 153- 163), la francophonie, lorsqu’il succède à Lucien OUTERS en tant que délégué général de la Communauté française à Paris, de 1988 à 1996 (pp. 183-206), la création du Rassemblement Wallonie-France (1999) « ou la recherche d’une véritable nation » (pp. 207-237).

L’histoire s’est répétée en ce qui concerne le remplacement des avions de combat, puisque le gouvernement MICHEL-JAMBON a de nouveau choisi le F35 américain contre le Rafale français, la subordination atlantique contre une défense européenne indépendante : GENDEBIEN a raison de montrer que le véritable enjeu est là, comme de rompre une lance en faveur d’une révision des relations avec la Russie (pp. 98 et 237).

Par contre, il est fort évasif sur les dissensions qui ont traversé le RW de 1978 à 1985 (pp. 125-128) et que nous avons décrites ailleurs (5) : s’il quitte la présidence du RW en raison de son élection au Parlement européen, il continue néanmoins à exercer une influence importante. En créant l’Alliance démocratique wallonne (ADW) qui s’allie au PSC, il lui porte le coup de grâce. Empressons-nous d’ajouter que ce changement de cap ne s’est accompagné d’aucune compromission déshonorante, bien au contraire : élu député à Namur en 1985, la fragilité de la majorité PSC-PRL au Conseil régional wallon (52 élus sur 103) et sa fonction de chef de groupe PSC lui permettent d’asseoir définitivement la position de Namur comme capitale de la Wallonie (6) et siège de son Parlement en s’appuyant sur les socialistes (vote du décret ANSELME le 19 novembre 1986) ; il alerte sur les dangers du projet de traité Escaut-Meuse qui échouera. Député de Liège en décembre 1987, il refuse la confiance à MARTENS VIII et il combat la loi dite de pacification qu’il juge déséquilibrée au détriment des Fouronnais et des Francophones de la périphérie bruxelloise et où il voit les germes de confits futurs (pp. 164-167). C’en est trop pour le président du PSC Gérard DEPREZ, qui décide de l’« exfiltrer » pour Paris (pp. 185-186).

Réunionisme

Revenu en Ardenne liégeoise en 1997, il entame une réflexion et des contacts qui l’amènent à fonder le Rassemblement Wallonie-France (27 novembre 1999). Un fédéralisme de dissociation conduira tôt ou tard à « l’évaporation » de la Belgique, car la nation flamande tend à s’ériger en État et deux États ne peuvent coexister sur le même territoire. Or, la Wallonie, peuple mais non nation, n’a ni la volonté ni la capacité de créer un État et la dissolution progressive dans une Europe des régions n’est pas une option réaliste, car les autres États n’ont nullement l’intention de s’effacer. La seule perspective pour la Wallonie et, si elle le souhaite, pour Bruxelles est la réunion à la France. Un groupe réunioniste, le Mouvement wallon pour le retour à la France, existe d’ailleurs depuis 1986 et recueille un succès d’estime ; l’opinion française et des dirigeants importants expriment leur sympathie, des intellectuels et des hommes politiques d’ici – surtout s’ils sont retirés des affaires ! – plaident pour cette solution. Beaucoup pensent qu’un mouvement n’est pas suffisant, qu’un aiguillon électoral est nécessaire.

La création du RWF s’accompagne d’une véritable novation doctrinale : son Manifeste promeut l’État-nation, la république, la laïcité, un service public fort et la dépolitisation de l’administration, une Europe des peuples. Le RWF fera campagne pour une consultation populaire sur le traité constitutionnel européen et saluera dans un tract de mai 2005 la victoire du non au référendum français.

Le succès n’est cependant pas au rendez-vous, les résultats électoraux ne dépassent guère 2% (et n’atteignent pas le pourcent à Bruxelles). Les uns pensent qu’il ne fallait pas sauter le pas du mouvement au parti : GENDEBIEN répond qu’il a peut-être eu tort d’avoir raison trop tôt, mais que personne ne connaît le jour ni l’heure et qu’il faut être prêt ; au surplus, un parti mobilise davantage les énergies. D’autres incriminent une ligne trop intransigeante : il aurait fallu regrouper les régionalistes, les autonomistes, les indépendantistes… Outre que ces derniers ont toujours été minoritaires dans le mouvement wallon, même quand la Wallonie était encore une puissance industrielle comme en 1945, et ne disposent d’aucun crédit dans la population, les tentatives entreprises en ce sens ont très vite tourné court, et leurs promoteurs n’avaient rien à proposer pour Bruxelles, contrairement au RBF, la section bruxelloise du RWF.

En refermant ce beau livre, dépourvu d’amertume et soucieux d’équanimité dans ses jugements, riche en anecdotes et en portraits pris sur le vif, nous n’avions qu’un seul regret : qu’il soit trop court. Nous invitons les lecteurs à ne pas négliger les annexes, car les extraits de livres antérieurs (7) surtout apportent des éclaircissements fort utiles.

  1. Histoire d’une famille : les GENDEBIEN au temps des révolutions et des guerres européennes, Weyrich Edition, 2017, 470+CXXVIII pp., 29€ ; notre compte-rendu « Les GENDEBIEN : une famille wallonne dans l’Histoire », 4millions7 (organe de la Ligue francophone et wallonne de la Région de Bruxelles – LFWRB), juin 2018 et erratum, septembre 2018.

  1. Congo 1963, Bruxelles, CRISP, 1964.

  1. L’intervention des Nations-Unies au Congo, 1960-1964, Paris-La Haye, Mou- ton, 1967.

  1. Il publie un peu plus tard L’environnement, un problème politique pour la Wallonie, Charleroi, Institut Jules Destrée, 1974.

  1. Voir notre série d’articles : « RWF, ou le tabou brisé », « d » n°s 181, 182, 183, 185, 188 et 192, OCT, NOV et DEC 00, FEV, MAI et NOV 01, comprenant : I. brève histoire du mouvement wallon et des partis wallons des origines à 1984 (analyse de la participation gouvernementale, 1974-1977), II. les partis wallons de 1978 à 1988 : radicalisation et scissions : III. les nouveaux mouvements wallons (dont la renaissance du réunionisme) ; IV. le RWF : doctrine, résultats électoraux et perspectives.

  1. Le GERFA avait clairement pris position en ce sens : « Namur-en-Wallonie », éditorial de « d » n° 32, NOV 85.

  1. Une certaine idée de la Wallonie (1987), Splendeur de la liberté (1999) et Le choix de la France : un avenir pour la Wallonie et Bruxelles (2001).