Les « fils de » : une tourte belge

Extrait de la lettre de Belgique par Jean-Pierre Stroobants, correspondant à Bruxelles, publiée dans Le Monde du 6 avril

Ils sont les fils et les filles « de ». On les appelle aussi les dynastes, à ne pas confondre avec les scarabées géants qui portent le même nom. Ceux qu’on évoque ici sont les membres d’une famille qui a exercé le pouvoir, puis qui l’exercent à leur tour, jouissant de ce qui ressemble apparemment à un droit de succession. Au fil du temps, la Belgique s’en est fait une spécialité.
Avec ses six gouvernements (un fédéral, cinq des régions et communautés), ses sept Parlements, ses trois zones linguistiques, ses dix provinces – et autant d’assemblées provinciales – et ses 581 communes, le royaume – 30 000 km² – offre, il est vrai, beaucoup de débouchés aux candidats mandataires. […]
Quelque 15 % des élus du royaume ont désormais un père ou une mère qui a déjà exercé un mandat.
Au-delà de 10 %, on peut affirmer qu’une démocratie qui fait la part belle aux dynasties dysfonctionne, expliquait, en 2016, une étude de l’université américaine Harvard.
En Europe, seules la Grèce et l’Irlande feraient « mieux » que le pays du roi Philippe en termes de népotisme, tandis qu’en Allemagne il est presque inexistant.
Aux Pays-Bas, la Chambre des députés comptait, en 2017, un seul « fils de » sur 150 élus.

Source : Le Monde

Liste non exhaustive des dynasties politiques

Illustration : Wikipédia

Le népotisme a toujours existé en Belgique, comme le montre cet article de Georges Rodenbach, secrétaire de rédaction au journal Le Progrès, écrit en… 1887 !

Le népotisme 20 mars 1887

Nous avons publié dans notre dernier numéro le compte-rendu fort édifiant d’une séance de la Chambre française et d’une interpellation de M. Cunéo d’Ornano au sujet des affaires de la Corse. On y a vu combien en ce singulier pays, une seule famille a pu accaparer toutes les places, les fonctions judiciaires principalement et s’est ainsi rendue maîtresse de tous les procès et de toutes les expropriations.
Sans que la chose soit poussée aussi loin chez nous, il est certain que le népotisme y est aussi très florissant et que les emplois judiciaires principalement y appartiennent de la même façon à un tout petit monde, influent, riche, dont les enfants s’allient entre eux et trouvent ainsi – sous tous les ministères – des protections suffisantes pour se faire nommer dans les parquets et dans les tribunaux.
A cela est due la composition généralement médiocre de la magistrature belge. Sous le gouvernement de M. Bara, les postes des juges et de substituts étaient la récompense des services politiques, la prime offerte à la passion sectaire, le salaire promis aux jeunes avocats qui avaient manié cette pâte quelque peu malpropre qu’on appelle les listes électorales.
Aujourd’hui les influences de famille sont tout à Bruxelles, pour l’obtention des emplois judiciaires. A telles enseignes, qu’il n’y a pas longtemps un de nos amis intelligents, actif, qui sollicitait une place de substitut, obtint d’un ministre cette réponse déconcertante : « Mais… votre père n’était pas magistrat ! »
Il est bon de signaler ces choses, puisque la création d’une chambre à la cour d’appel de Bruxelles vient d’être décidée, ce qui occasionnera un grand mouvement dans la magistrature. On cite même déjà les titulaires des futurs emplois et parmi les nominations annoncées on en indique qui seraient de véritables scandales : les plus jeunes avocats, seront encore une fois préférés, parce qu’ils auront dans leur famille des ascendants – anciens magistrats influents – qui iront solliciter le ministre et lui dicteront son choix.
Ces influences de famille sont parfois si puissantes qu’on va jusqu’à nommer des adversaires politiques, notoirement connus pour leur doctrinisme sectaire. Ce n’est pas que nous plaidions pour nos amis, et la malignité qui nous observe travestira notre pensée si elle y voit l’intention de faire évincer ceux qui ne partagent pas notre manière de voir. Bien au contraire : nous voudrions que le zèle politique fut une cause de défaveur pour entrer dans la magistrature au lieu d’être un titre péremptoire. Qu’on nomme indifféremment catholiques et libéraux, mais qu’on nomme les plus méritants ; que chacun vienne à son rang et à son heure et que ce ne soit pas éternellement les fils, neveux et gendres d’anciens magistrats qui passent les premiers – après un an ou deux de stage.

Qu’on y prenne garde : un népotisme pareil est le signe de toutes les organisations sociales qui se disloquent, et la petite bourgeoisie comme le peuple sont là épiant nos fautes, doutant de la justice qui n’appartient qu’à quelques-uns, jusqu’à ce qu’un jour ayant bien mangé à nous seuls tous les gâteaux, on viendra bousculer la table et chasser tous les convives.