Conjonction d’un double échec : celui du fédéralisme belge et celui du fédéralisme européen

L’éditorial de Paul-Henry Gendebien, coprésident du R.W.F., publié dans le Trait d’Union de février 2012

Après la chute du gouvernement Leterme en avril 2010, il aura fallu près de 600 jours pour assister à la naissance, combien laborieuse et besogneuse, de la coalition Di Rupo et consorts. Nous l’écrivions il y a plus de dix ans : viendra le jour où il ne sera plus possible de constituer un gouvernement en raison des divergences croissantes ente les deux sociétés politiques encore associées au sein de la (dé)construction étatique belge. Manifestement, l’échéance fatale se rapproche.
L’Etat belge fonctionne de plus en plus mal, tel un véhicule d’occasion, usagé, rafistolé, rapiécé, qui poursuit sa route cahin-caha en direction du fossé.

Fin du CD&V ? Poussée de la N-VA ?

Le processus de dislocation pourrait s’accélérer à la faveur d’une défaite du CD&V aux élections communales d’octobre 2012. A terme, le vieux parti catholique flamand pourrait d’ailleurs sombrer définitivement : après tout, la Démocratie chrétienne, qui domina l’Italie pendant un demi-siècle, a pratiquement disparu du paysage parlementaire. Le CD&V pourrait connaître le même sort, ce qui n’exclurait pas un alignement de tout ou partie des ses « beaux restes » sur la N-VA. Certes, le CD&V a déjà connu de mauvaises passes autrefois; mais jamais il n’a été affaibli à ce point, jamais il n’a été privé de chef véritable comme c’est le cas aujourd’hui, jamais, il n’a été aussi contaminé par le climat nationaliste qui règne en Flandre. Le CD&V n’est plus que l’ombre ce qu’il fut, à savoir la colonne vertébrale de la société flamande et le rempart de l’unité belge et de la monarchie. Cette fonction est désormais assumée, pour l’essentiel, par le seul PS francophone.
Si par miracle le gouvernement Di Rupo résiste aux secousses sociales engendrées par la crise et aux querelles intestines qui mineront sa majorité à l’approche de scrutin communal, il n’en risque pas moins d’être rattrapé au tournant de 2014. En effet, dans la perspective des élections législatives et régionales prévues pour cette année, toute la Flandre « souffrante et militante » va connaître une nouvelle et très forte poussée de fièvre séparatiste. La N-VA pourrait alors obtenir une quarantaine de députés (elle en a déjà 27 aujourd’hui) sur les 88 que compte la représentation flamande à la Chambre fédérale. Si on y ajoute une dizaine d’autres élus nationalistes (Vlaams Belang notamment) et les transfuges de l’ancienne Volksunie recyclés dans les partis traditionnels, il s’en déduit que M. De Wever et son parti pourront alors disposer d’un droit de vie et de mort sur l’Etat belge.

Une trêve temporaire

En septembre 2011, la conclusion d’un accord institutionnel a donné lieu à un spectacle surprenant : on a assisté à des scènes d’euphorie naïve frisant l’hystérie néo-belgiciste. Même si on lui coupait une jambe et un bras, la Belgique ressortait une nouvelle fois du tombeau, estropiée mais « toujours grande et belle », pacifiée et donc sauvée ! Passons sur l’encens diffusé par une presse toute dévouée au régime et décidément incapable de sens critique et d’indépendance d’esprit. L’enthousiasme des médias n’était en réalité que le fruit naturel de la panique ressentie depuis de nombreux mois.
Le mauvais compromis marchandé par les francophones « qui ne demandaient rien » se solde par une nouvelle et lourde défaite wallo-bruxelloise. Le cessez-le-feu ne durera pas longtemps ! Le conflit de nationalités qui ronge l’Etat est toujours présent, en profondeur : il connaît seulement une pause, de quelques mois au plus.
Le contentieux bruxellois et périphérique n’est pas fondamentalement réglé. La question des bourgmestres rebondira. Les revendications francophones visant à établir un lien territorial entre Bruxelles et la Wallonie ont été « oubliées ». La loi de financement des régions a été bâclée : elle sera coûteuse pour la Wallonie, car les transferts de compétences ne seront pas accompagnés des transferts de moyens financiers nécessaires pour en assumer la gestion.
Loin d’être une nouvelle merveille du monde telle que l’ont vantée les bataillons d’autruches volontairement aveugles, la 6ème réforme de l’Etat ne mérite pas, à vrai dire, d’être qualifiée de « bon compromis » : comme le veut la tradition belge, elle n’est qu’une somme de mécontentements respectifs, une addition de frustrations. Qu’on cesse de nous rebattre les oreilles avec le prétendu « bon sens belge » ! On le verra sous peu : le feu communautaire, au premier coup de vent, s’embrasera derechef. Motivé par la peur, confit dans le faux soulagement, pressé par des urgences budgétaires paralysantes, le gouvernement Di Rupo ne vivra pas : il survivra péniblement et dangereusement, assis sur les explosifs à retardement qu’il a lui-même mis en place.
La N-VA, de son côté, engrange ses munitions. Les partis francophones essaient en vain de la diaboliser. M. De Wever n’en est pas affecté, au contraire. Son image de vrai Flamand se consolide sur ses terres, car il est plus que jamais en phase avec les aspirations économiques et sociétales du peuple flamand. Il affûte ses couteaux pour « dépecer la bête ». Quant à l’actuel Ministre président flamand, M. Peeters, il annonce lui aussi  une nouvelle série de revendications autonomistes. C’est une évidence : les accords et les concessions consentis par M. Di Rupo feront long feu, en 2013 ou en 2014 au plus tard, pour autant qu’ils soient votés et appliqués avant cette échéance, ce qui reste à démontrer.

Etat belge et Europe : la conjonction de deux échecs

L’Etat belge est encore plus faible en 2012 qu’en 2007. La 6ème réforme de l’Etat n’apportera ni la paix communautaire ni le souffle créateur dont la Wallonie a besoin. Encerclée par la crise financière, bridée dans son projet de reconversion, la Wallonie est plus que jamais coincée entre une Europe velléitaire et une Belgique obsédée par sa propre survie.
En se brisant sous nos yeux de par la faute des Européens eux-mêmes, le mythe d’une Europe qui s’est voulue prématurément post-nationale est en train de s’évaporer. Il faudra en reconstruire une autre, qui ne s’éloigne pas des peuples, en consolidant ses acquis, sans brûler les étapes, en articulant le cas échéant plusieurs cercles concentriques autour d’un noyau dur, lequel ne pourra être que le tandem franco-allemand.
La crise de l’euro révèle aussi et surtout la crise de l’Europe. Il y a là une implication directe sur le devenir belge, dans la mesure où s’était instaurée une curieuse et suspecte alliance entre belgicistes et européistes postnationaux. A leurs yeux, la Belgique était le laboratoire de l’Europe (merci pour elle !) et l’Europe devait être la béquille, l’exutoire et la porte de sortie honorable pour l’Etat le plus fragile du continent.
En votant mécaniquement et aveuglément tous les traités européens, la gauche belge et la droite belge, confondues, s’étaient engouffrées allègrement dans la voie tracée par les commissaires socialistes Delors et Van Miert. Cette voie, c’était celle de la dérégulation ultralibérale et de la mondialisation à outrance. Il est de bon ton aujourd’hui de montrer du doigt les agences de notation, ce qui permet d’oublier que tous nos gouvernements ont accepté, dès les années 1990, les dérives européennes qui nous ont conduits aux délocalisations, aux désindustrialisations, aux dépérissements des Services publics, etc.
Ce qui se prépare et se précise, c’est la conjugaison logique de deux échecs : celui d’un fédéralisme belge en bout de course et celui d’un fédéralisme européen victime de sa fuite en avant et de ses élargissements précipités. Nous additionnons les déficits excessifs, le blocage de la relance, et les effets négatifs d’une monnaie politique et surévaluée, sans convergence économique, sociale et fiscale. Et nous allons payer chèrement la grande faute de tous nos mandarins européistes, celle d’avoir refusé de mettre en œuvre le deuxième volet du pacte de stabilité de Maestricht qui aurait dû être également un pacte de croissance.
La Flandre rêve plus que jamais d’une « économie à l’allemande » ainsi que l’a encore rappelé récemment M. De Wever. Elle finira par tirer les conclusions de l’impuissance belge, dont les coupables sont déjà désignés : « les assistés wallons ». Ainsi s’accélèrera le processus de dislocation de l’Etat, irréversible et inéluctable.

La Wallonie doit maîtriser son destin

La classe politique francophone officielle, tous partis confondus, a montré sa pusillanimité et son impréparation en face du désordre politique. Elle marche à reculons et de côté, à l’instar du crabe. C’est inquiétant pour l’avenir. On doute de sa capacité d’affronter et d’assumer par elle-même la transition vers l’après-Belgique. Elle risque d’y être forcée par les circonstances, ou par la volonté de la Flandre. Craignons l’improvisation qui souvent préside aux fins de régime !
Or, notre Wallonie, tout comme Bruxelles, ne peuvent s’offrir le luxe de perdre le contrôle de leur destin, un destin que les partis de pouvoir se refusent d’anticiper.
La dignité, la sagesse, nos intérêts, tout nous commande pourtant d’empêcher ce scénario du pire, qui nous menace si nos élites continuent à regarder l’avenir dans un rétroviseur belgicain. Les Bruxellois, tout particulièrement, doivent le savoir. Il est urgent pour eux de comprendre cette vérité : on ne peut pas défendre simultanément Bruxelles et la Belgique. La nostalgie d’une Belgique où la Flandre comptait peu n’a plus de sens ; elle ne peut conduire les Bruxellois qu’à l’enfermement, à l’isolement, voire à la perte de l’alliance wallonne.
La Wallonie aussi doit prendre conscience qu’une majorité de Flamands la tiennent pour un boulet ; et que la Belgique – n’ayant plus de projet pour la Wallonie – ne peut plus être le seul horizon indépassable.
Notre devoir est de refuser de nous laisser exclure de l’Histoire. Reprenons notre avenir en mains comme peuple, partie prenante du peuple français.
Le R.W.F., dans la clarté, a choisi de vivre difficilement pour porter un message ambitieux. Naturellement, notre projet dérange les puissants du jour et nos militants, qui se tiennent debout, en paient parfois le prix.
Qu’ils se rassurent : les événements, qui nous ont toujours donné raison, confirmeront bientôt la justesse de notre vision, autant que la nécessité de notre combat.