Bruxelles, paradoxe vivant - 6 mars 2009

Article de Jean-Pierre Stroobants publié dans Le Monde du 2 mars 2009

Si c'est un signe donné à l'Europe, il n'est pas très favorable en ces temps de crise généralisée : à Bruxelles, la capitale politique des Vingt-Sept, 35 % des moins de 25 ans n'ont pas de travail. La proportion dépasse 40 % pour les jeunes d'origine étrangère. Et on estime que près de 30 % des adolescents de la ville n'ont ni père ni mère qui travaillent. Selon les chiffres d'Eurostat, seuls les DOM-TOM français, la Sicile et la province du Hainaut belge font moins bien encore.

C'est moins surprenant, sans doute, que la situation d'une ville-région apparemment prospère et qui séduit de plus en plus d'étrangers riches. Les uns, hautement qualifiés, venant grossir les rangs des dizaines de milliers de fonctionnaires internationaux, des QG d'entreprises ou des bureaux de communication et de lobbying. Les autres, Français ou Néerlandais entre autres, s'installant dans des maisons cossues et profitant des paradoxes de la législation fiscale : pays de rentiers et de propriétaires, le royaume taxe très sévèrement tous ceux qui songent à y travailler mais tend les bras à ceux qui sont prêts à affronter son climat maussade et ses trottoirs sales pour échapper à l'impôt sur la fortune dans leur pays d'origine.

Au fur et à mesure de son passage du statut de grosse cité provinciale à celui de ville mondialisée, la capitale belge et européenne a creusé des différences criantes. Véritable patchwork de quartiers riches et déshérités collés les uns aux autres ou s'interpénétrant, mosaïque de 19 communes - des sortes d'arrondissement mais pourvus d'un vaste pouvoir et d'une large autonomie -, Bruxelles est un paradoxe vivant. Un « laboratoire humain exceptionnel », estime Marco Martiniello, directeur du Centre d'études de l'ethnicité et des migrations à l'université de Liège. Un laboratoire politique aussi, qu'en définitive l'Europe n'a peut-être pas choisi tout à fait au hasard : Bruxelles, région-capitale d'un pays qui s'effiloche, est aussi celle d'un non-Etat européen, "objet politique non identifié", note M. Martiniello dans Bruxelles, identités plurielles (Autrement, 2006). Pour poursuivre dans l'étrange, signalons que la ville est aussi la capitale officielle de la Région flamande, même si elle ne compte, au grand maximum, que 15 % de néerlandophones. Comme capitale, la Wallonie francophone lui a préféré Namur...

Sur le plan économique, la situation n'est pas moins bizarre. Bruxelles, au sens large du terme - c'est-à-dire en incluant sa périphérie, éclatée sur les territoires wallon et flamand -, fournit à la Belgique un tiers de son produit intérieur. Elle abrite à la fois 2 000 entreprises étrangères - totalisant 234 000 emplois - et un nombre record de déshérités : un quart du million d'habitants de la ville vit sous le seuil de pauvreté, dans des conditions parfois ahurissantes, dues notamment à l'insuffisance de logements sociaux. Une réalité qui échappe au regard des milliers de journalistes présents dans la ville. Centrés sur la vie des institutions internationales, ils ne quittent souvent que le quartier européen ou les zones résidentielles que pour retrouver les lieux de la "branchitude" bruxelloise.

Vibrante et créative, la ville est en effet devenue le théâtre avant-gardiste d'une vie culturelle qui séduit par son originalité, sa diversité, son multiculturalisme, ce dernier ne signifiant toutefois pas que beaucoup de jeunes d'origine étrangère - Maghrébins et Turcs pour l'essentiel - se trouvent réellement impliqués dans ce foisonnement. Près d'un tiers de la population, désormais, est d'origine étrangère et 20 % des habitants d'origine étrangère ont acquis la nationalité belge. Dans la ville, pas vraiment de ghettos ethniques, mais pas non plus de réel métissage. Juste une cohabitation plus ou moins acceptée, régulée par de nombreux instruments.

« Tous ces dispositifs semblent toutefois atteindre leurs limites et ce qu'il faut, aujourd'hui, c'est donner des perspectives d'emploi et d'avenir », admet Charles-Picqué, le président socialiste de la Région. L'intégration - et l'intégration par le travail en particulier - est, en fait, le vrai défi des pouvoirs publics. Mais le pouvoir régional est appauvri, et le fédéral se désintéresse depuis longtemps de sa capitale, sauf pour user de son « label » à l'étranger. Dans les plans de résorption du chômage mis au point pour les différentes régions, Bruxelles ne perçoit que la moitié des montants auxquels elle aurait droit compte tenu de sa situation difficile (17 % de chômeurs au total).

Autre problème : l'emploi industriel fond (5 % du total des postes de travail), laissant la place au secteur des services, qui a besoin de personnel très qualifié et polyglotte. Insuffisamment formés et victimes de discriminations s'ils sont étrangers, les jeunes ne trouvent pas leur place dans cette « nouvelle économie ».

Bruxelles-laboratoire ? Des universitaires qui, à coups d'études approfondies, préparent les « Etats généraux » de la ville - une vaste réflexion sur son avenir - évoquent de « graves problèmes socio-économiques » et une « dualisation socio-spatiale dramatique ». Saint-Josse, tout à côté des institutions européennes, est l'une des communes les plus pauvres du pays, avec un revenu égal à 83 % du revenu régional. A quelques kilomètres, Woluwé, où résident de nombreux « eurocrates » atteint 130 % du revenu régional. « Une balkanisation qui constitue une bombe à retardement », juge Marco Martiniello.


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