La Belgique, une Suisse qui ne réussit pas - 9 janvier 2009

Le magazine suisse romand L’Hebdo vient de publier une carte blanche de Jacques Neirynck, l’auteur du célèbre roman de politique fiction Le siège de Bruxelles (Desclée De Brouwer, 1996).
Même si le titre de l’article laisse sous-entendre que la Belgique, à l’instar de la Suisse, aurait pu réussir son fédéralisme, alors que les deux pays ne sont pas vraiment comparables au niveau du fonctionnement des institutions politiques - en Suisse, par exemple, le poste de chef du gouvernement n’est pas confisqué par une communauté linguistique -, Jacques Neirynck a globalement bien compris les futurs enjeux de son ex-pays (il a obtenu la nationalité suisse).
Entre crochets et en caractères surlignés, nous avons ajouté quelques commentaires afin de rectifier des approximations, voire une ou deux erreurs. En fin de page, nous avons joint un billet d'humeur et une analyse de Philippe Grasset, un journaliste indépendant qui a vécu plusieurs années en Wallonie (il a collaboré, entre autres, à la Meuse-La Lanterne).

La Belgique, une Suisse qui ne réussit pas
Par Jacques Neirynck

Pourquoi un pays multiculturel est-il au bord de l’implosion, et l’autre pas? Alors que le chrétien-démocrate flamand Herman Van Rompuy vient d’être nommé premier ministre, le conseiller national Jacques Neirynck, Belge d’origine, compare deux histoires de fédéralisme, deux destins nationaux.

Depuis que la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie ont explosé sous l’effet de leurs tensions internes, la Belgique et la Suisse partagent la singularité d’être les seuls pays européens multiculturels. Partout ailleurs, nonobstant des minorités, chaque pays européen est bâti sur une culture dominante. Dans ces deux pays, on se trouve juste à l’équilibre sur la frontière linguistique entre le domaine latin et le domaine germanique. Les différences ne se situent pas seulement dans les langues, mais aussi dans les cultures vécues, la relation au travail, à la politique, aux loisirs. Cependant, en Belgique, les forces centrifuges risquent de l’emporter, tandis qu’en Suisse elles sont quasiment inexistantes. Pourquoi? Quelle est la recette des Suisses? Quelle est la faute des Belges?

Envahisseurs successifs.

Le secret des uns et la malédiction des autres se décodent d’abord dans la topographie. Des communautés montagnardes peuvent se défendre contre des armées puissantes. La Suisse s’est libérée des Habsbourg, a battu Charles le Téméraire, fut respectée par Napoléon et a intimidé Hitler.
En revanche, la Belgique est un territoire plat, sans frontières naturelles, sans obstacles pour un envahisseur. Elle fut annexée successivement par les Romains, les Francs, les Habsbourg d’Autriche et d’Espagne, la France [le Pays de Liège a voté librement sa réunion à la France en 1792], les Pays-Bas, envahie à deux reprises par l’Allemagne et libérée deux fois par les armées alliées. Plutôt difficile de dégager un sentiment national dans cette fantasia d’appartenances. Si la Suisse n’avait pas disposé d’un réduit alpin, elle eût aussi été envahie par Hitler. Avant même de posséder une vertu singulière, elle a la chance de se trouver dans une position favorable, qui a suscité un sentiment national profond, conforté par le double miracle d’avoir échappé à deux guerres mondiales...
La faiblesse militaire de la Belgique en fait une sorte de couloir qui attire les belligérants. Dès lors, sa neutralité proclamée en 1914 et 1939 [en 1936, pour être précis, sous la pression du mouvement flamand] n’a pas été respectée. Ce mythe, fondateur de la Confédération helvétique, n’est pas soutenable dans le Plat Pays. Par ailleurs, les habitants de la Belgique, comme les Suisses, n’ont pas l’esprit conquérant: ils souhaitent bien vivre et laisser vivre. L’aventure coloniale du Congo ne fut qu’une initiative personnelle du roi Léopold II en 1885, qui exploita durement une colonie à son bénéfice propre, mais transmit en 1907 ce cadeau empoisonné à la Belgique. Celle-ci s’en débarrassa en 1960 par la plus hâtive et maladroite de toutes les décolonisations, qui dévoila pour la première fois la carence du pouvoir et le manque de cohésion de ce pays.

Un coup de Talleyrand.

Car la Belgique dans ses frontières actuelles est une création relativement récente. Au Congrès de Vienne en 1814, les Alliés vainqueurs de Napoléon créèrent le royaume des Pays-Bas, sur le territoire actuel du Benelux, dans le but de construire une digue contre la fâcheuse propension de la France à porter sa frontière sur le Rhin. Cela se fit sans demander l’avis des populations, selon l’usage du temps. Mais les Hollandais étaient protestants et les Flamands catholiques, tandis que la bourgeoisie dans toutes les régions parlait le français et penchait vers les thèses libérales. En août 1830 éclata à Bruxelles une révolution, contre laquelle l’armée hollandaise se révéla impuissante.
Les grandes puissances se résignèrent au surgissement de cet Etat, né un peu au hasard. Le duc de Nemours, fils du roi des Français Louis-Philippe, fut élu roi par le Congrès belge, mais les Anglais objectèrent naturellement. En fin de compte, le Gouvernement belge découvrit Léopold de Saxe-Cobourg-Gotha, un Allemand naturalisé Anglais, apparenté à la future reine Victoria, qui réunissait de la sorte toutes les conditions favorables. L’arrangement fut conçu par Talleyrand, increvable ministre de tous les régimes français, qui terminait sa carrière comme ambassadeur à Londres. Il eut une parole historique: «Il n’y a pas de Belges, il n’y en aura jamais.» Il savait qu’il était impossible pour la France de l’époque de récupérer les cinq départements francophones qui constituaient la Wallonie. Il n’est pas exclu à partir de maintenant que cela puisse se réaliser. Talleyrand avait une vision à long terme de la politique.
Elle anticipait la déclaration de Charles de Gaulle, à la fois lucide et provocateur, lorsqu’il a énoncé une vérité première: « La Belgique est une non-nation. » [il s’agit d’une citation tronquée] Un politicien francophone a récemment résumé la situation: «En 1830, nous ne voulions plus être Hollandais, nous ne pouvions pas être Français, nous nous sommes résignés à être Belges.»

Jacobinisme.

Au terme de cette naissance convulsive et hasardeuse, les fondateurs de la Belgique commirent deux erreurs magistrales. Tout d’abord, ils choisirent le français comme langue unique, alors qu’on parlait au nord des dialectes flamands et au sud des dialectes wallons. La Constitution ne fut même pas traduite en flamand, les universités, les tribunaux, le Parlement, l’armée ne tinrent pas compte de la langue parlée par la majorité de la population [approximation : les élites flamandes parlaient le français et le peuple flamand des dialectes]. Ensuite, ils fondèrent un Etat unitaire, qui était divisé certes en neuf provinces, mais sans aucune autonomie. Le schéma jacobin de la France était à l’époque considéré comme le nec plus ultra.
Lorsque, en 1993, la Belgique tenta de se transformer en Etat fédéral, elle le fit de la façon la plus malhabile: au lieu de créer un ensemble d’une dizaine de cantons largement autonomes, dépositaires d’une légitimité authentique, le pays fut divisé en trois régions: Flandre, Wallonie et Bruxelles, en définissant une frontière linguistique, la capitale étant bilingue en théorie et majoritairement francophone en réalité. Cette frontière administrative, qui se mue sous nos yeux en frontière politique, fut décrétée sans être soumise à un vote démocratique des populations concernées. Et la Flandre majoritaire dans le pays, détentrice de la décision, empiéta sur des communes à majorité francophone.

Solidarité financière.

C’est cette construction tardive, artificielle et maladroite d’un pays appelé Belgique qui est en train de se déliter. Or, si la nation belge n’est née que pour accomplir le dessein des grandes puissances, la nation flamande existe bel et bien depuis qu’en 1302 les milices populaires défirent à Courtrai l’armée du roi de France. Le synchronisme avec la Suisse est impressionnant: au début du XIVe siècle, la féodalité fut ébranlée deux fois. Depuis, la Flandre considère que son indépendance ne peut être conquise que par la lutte contre la langue française, bannie des écoles, des entreprises et même des services publics.
Dès 1840, les Flamands protestèrent contre le statut auquel ils étaient condamnés, obligés d’apprendre une langue étrangère pour exister socialement et économiquement. Les élections au suffrage universel à partir de 1919 leur donnèrent la majorité parlementaire et le pouvoir absolu correspondant à la démographie du pays.
La Belgique est maintenant parvenue au bout de l’impasse. La Flandre active et prospère ne veut plus subsidier, par le biais de la sécurité sociale, la Wallonie ruinée et déprimée [le trait est forcé]. Les Bruxellois sont souvent obligés de résider dans des communes de la périphérie: or, celles-ci sont réputées territoire flamand incessible quand bien même la majorité des habitants ne parle que le français. Il est interdit non seulement de proposer aux citoyens de décider la langue dans laquelle ils veulent être administrés, mais même de procéder à un recensement linguistique. Il n’y a donc plus ni solidarité financière entre régions [si c’est l’objectif d’une certaine Flandre, ce n’est pas encore une réalité] ni respect de la volonté démocratique ou simplement de la réalité démographique.
Le secret de la Suisse est de s’être construite par la libre volonté de ses citoyens, appelés à s’exprimer démocratiquement sur tous les sujets. La malédiction de la Belgique est d’avoir été créée par la volonté de l’étranger et d’en avoir pris l’habitude au point d’imposer la volonté de la majorité flamande à la minorité francophone. Tricher avec la démocratie dans un pays multiculturel mène à la ruine de l’Etat.

Le journaliste Philippe Grasset : un autre éclairage sur la crise belge (2007)


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