L’exorciste - Carte blanche du professeur Marc Wilmet - 28 janvier 2008

Marc Wilmet réagit à un article de Jean-Marc Ferry publié dans Le Vif/L’Express du 28 décembre 2007 : « Il est temps d’exorciser le passé. »
Ce texte sera publié dans la revue Wallonie-France du mois de mars

C’est entendu, les Français aiment beaucoup la Belgique. À tel point qu’ils seraient marris de la voir disparaître. Parmi les zélateurs de nos quelques arpents de terre, on compte les touristes d’un jour, charmés d’un exotisme à la fois si proche, si accessible et au total si peu dépaysant. Puis les riches expatriés, dissimulant de très concrets calculs fiscaux sous des motifs plus nobles. Les politiciens ne sont pas en reste, officiellement du moins, qui magnifient dans le pragmatisme belge et l’art du compromis une sorte de laboratoire de l’Europe, presque une chambre de décompression des conflits. Et encore, les comédiens, les chanteurs, les artistes en tournée, attentifs à flatter le bon public local. Ou les chantres du métissage culturel, du plurilinguisme à l’usage d’autrui et d’un syncrétisme romano-germanique alimenté au souvenir de Tijl Uilenspiegel, de la Kermesse héroïque et de Bruges-la-Morte.


La cohorte des hérauts trouve un puissant renfort de la part des Belges ayant quitté leur Pays de Cocagne pour la France ou faisant en France une carrière dont ils n’auraient pas rêvé ici, mais revenant de temps à autre bercer chez nous leur nostalgie, profiter des retombées de la notoriété parisienne, glisser en témoignage de fière indépendance une petite critique envers les grands voisins et prêcher à leurs ex-concitoyens demeurés au nid des paroles de résignation.

Le philosophe Jean-Marc Ferry innove dans ce concert. Français mais professeur à l’Université de Bruxelles et, cela va de soi, « belge de cœur », il prône une reconnaissance publique de la longue injustice « faite aux Flamands et au flamand ».

Eh bien ! cher et éminent collègue fourvoyé en dehors de votre secteur, permettez à un linguiste de remettre les points sur les i de cette prétendue « injustice ».


Au début de l’aventure, il y eut l’Île-de-France, un domaine vaste comme deux mouchoirs de poche, que la politique matrimoniale des Capétiens, des Valois et des Bourbons allait accroître en continu au fil des siècles. Linguistiquement, une mosaïque de parlers issus d’une base latine déjà mâtinée de celtique, de francique, de scandinave : le groupe dit d’oïl au nord de la Loire et le groupe d’oc au sud, plus des enclaves de basque, de breton et de bas-allemand. Un idiome interrégional de clercs — et non, comme on l’a cru longtemps, le « dialecte du roi » (sans quoi les états bourguignons y auraient échappé) — rabote vaille que vaille les pratiques. Le jacobinisme de la Révolution, de l’Empire et de la République l’étend progressivement à l’ensemble de l’Hexagone.

Quand vers la fin du XVIIIe siècle l’abbé Grégoire entreprend d’éradiquer les patois, il lutte au bénéfice des Lumières contre les anciens véhicules de la superstition. Nos provinces devenues françaises seront traitées sur un pied d’égalité, peu importe que le substrat dialectal soit roman (wallon, picard, lorrain, champenois) ou germanique (brabançon, flandrien, limbourgeois, etc.). Après la néerlandisation avortée du régime hollandais, la Belgique « sortant du tombeau » choisit le français comme langue officielle. L’opération réussit en Wallonie et à Bruxelles. En Flandre, elle s’est heurtée à une prise de conscience culturelle et nationaliste (cfr. la note de bas de page). Alors, qui devrait s’excuser, envers qui et de quoi exactement ?


Qui ? Pas les Wallons, qui n’ont voulu imposer le français à personne.
Les Bruxellois ? Mais la bigarrure linguistique des métropoles a tourné naturellement — sans contrainte d’aucune sorte — à l’avantage du français. La bourgeoisie flamande, usant du français dans les occasions publiques et réservant le vernaculaire aux contacts familiers ? Voilà belle lurette que ces Flamands-là ont disparu.

Surtout, de quoi s’excuser ? Principalement si l’on est Wallon ou Bruxellois francophone.

  • D’avoir hérité dans son berceau de l’une des cinq ou six langues majeures de la planète, utilisée sur les cinq continents ?
  • D’avoir procuré à une brochette d’écrivains d’ascendance flamande (Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck, Suzanne Lilar…) une audience internationale ?
  • D’avoir cru en la Belgique au point de refuser durant deux guerres, pour l’immense majorité d’entre eux, toute collaboration avec les Allemands ?
  • D’avoir croupi en 1940-45 cinq années au lieu d’une dans les camps de prisonniers nazis ?
  • D’avoir accueilli avec cordialité les Flamands venus chercher fortune en Wallonie ou à Bruxelles (et contribuant — soyons justes — à la prospérité générale) ?
  • D’avoir joué loyalement le jeu belge en investissant dans le développement économique et industriel de la Flandre ?
  • De ne pas avoir empêché, par naïveté et manifestation de confiance envers des compatriotes chatouilleux, que soit tracée et clichée une carte linguistique indépendamment de la consultation des populations intéressées ?
  • De s’être établis, sûrs du « droit des gens » et dédaigneux d’un illusoire « droit du sol », autour de Bruxelles en s’imaginant qu’une démarcation arbitraire ne deviendrait jamais barrière régionale ou à plus forte raison frontière d’État ?
  • De revendiquer la liberté des citoyens d’employer leur propre langue dans les communes munies de « facilités » qu’on avait assurées éternelles ?

Non, décidément, M. Ferry, votre penchant à la repentance, gardez-le. On sait que les philosophes se croient volontiers capables de trancher en toute matière et adorent donner des leçons. Votre patronyme devrait vous inciter à retourner un moment à l’école du bon sens.

Marc Wilmet
Professeur de linguistique à l’U.L.B.

Note : Les linguistes Damourette et Pichon, responsables d’un monumental Essai de grammaire de la langue française en 7 volumes, pouvaient encore écrire en 1927 : « Dans la Flandre belge, avant le mouvement politique dit flamingant, la bourgeoisie avait résolument adopté comme langue de culture la langue française, langue officielle du royaume belge, et le flamand ne fonctionnait guère à cette époque que comme un patois. Les influences germaniques, malheureusement renforcées par l’occupation allemande pendant la guerre de 1914-1918 et qui n’ont pas désarmé depuis la commune victoire de la France et de la Belgique, ont compromis la supériorité de notre langue et rendu quelque vigueur aux parlers flamands, qui trouvent d’ailleurs un appui dans la langue hollandaise à laquelle ils sont presque identiques. La réduction définitive des parlers flamands à l’état de patois du français en est malheureusement retardée » (I, § 25, p. 37).


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