La tête de De Bleeker a servi de marche-pied à Alexia Bertrand

L’affaire De Bleeker expliquée : « De Croo a transformé une « erreur » innocente en une question politique ». Mark Deweerdt – Article de Knack publié ce 19 décembre.
[ndlr : la fin de l’article est éloquente pour le sujet qui nous concerne]

Mark Deweerdt (1952) a été rédacteur et, entre 1989 et 1993, rédacteur en chef du Standaard. Il est ensuite devenu rédacteur à De Financieel-Economische Tijd/De Tijd. En 2009, il devient assistant de cabinet d’Yves Leterme, Kris Peeters, Herman Van Rompuy et Geert Bourgeois.

Une « erreur » est sous-jacente à l’affaire De Bleeker. Pas dans le budget 2023, mais dans les notes de ce budget. La complexité budgétaire et le brouillard qui l’entoure compliquent la question. Mark Deweerdt, ancien journaliste politique et ancien membre du cabinet d’Yves Leterme et de Geert Bourgeois, entre autres, apporte des précisions.

1. De quelle « erreur » s’agit-il ?

Le 10 novembre, le gouvernement De Croo a soumis à la Chambre des représentants le budget des recettes et le budget des dépenses pour 2023, ainsi que les notes générales sur les budgets. Dans ce dernier document, le gouvernement expose sa politique budgétaire. Par exemple, il énumère les mesures qu’il a prises pour augmenter ou diminuer les recettes et les dépenses, ou qui affectent celles-ci. L’exposé général des motifs permet également de combler le fossé entre le budget des recettes et celui des dépenses. Il indique de combien est la différence entre ces deux  postes, et donc à combien se monte le déficit budgétaire [ndlr : il énumère les mesures prises pour juguler le déficit, en agissant sur les leviers recettes et dépenses].

C’est précisément là que les choses ont mal tourné. Dans l’exposé général des motifs présenté le 10 novembre, le gouvernement estime le déficit budgétaire nominal du gouvernement fédéral pour l’année prochaine à 25,064 milliards d’euros, soit 4,4 % du PIB, et le déficit structurel (qui ne tient pas compte des recettes et dépenses ponctuelles) à 19,384 milliards d’euros, soit 3,4 % du PIB.

Un mois plus tôt, le 11 octobre, le Premier ministre Alexander De Croo (Open VLD) avait déclaré lors de la lecture de la déclaration de politique fédérale à la Chambre que le déficit budgétaire structurel serait de 2,9% l’année prochaine. Le fait qu’il soit de 3,4 % selon l’exposé général des motifs a gêné le premier ministre.

2. Comment cette « erreur » s’est-elle produite ?

Pour répondre à cette question, il faut revenir au conclave budgétaire de début octobre. Pour alléger les factures énergétiques élevées des ménages, le gouvernement avait auparavant réduit temporairement le taux de TVA sur le gaz et l’électricité de 21 à 6 % jusqu’au 31 mars 2023. Lors du conclave budgétaire, il a décidé de prolonger la réduction temporaire de la TVA si les prix de l’énergie restaient élevés, et dans l’autre cas de porter définitivement la TVA sur le gaz et l’électricité à 6 %, mais de compenser la baisse de recettes par une augmentation des droits d’accises (pour les gros consommateurs). La date d’entrée en vigueur de la réduction permanente devait être déterminée ultérieurement.

Lorsque la secrétaire d’État au budget Eva De Bleeker (Open VLD) et son équipe ont rédigé l’exposé général des motifs, ils ont tenu compte du fait que la TVA sur le gaz et l’électricité sera de toute façon de 6 % l’année prochaine. Qu’elle soit temporaire ou permanente, c’est une certitude. Le produit (éventuel) de l’augmentation des droits d’accises n’a pas été pris en compte. Après tout, il n’est pas certain que cette augmentation entre en vigueur, il n’est même pas certain qu’elle entre en vigueur dès 2023. Le cabinet a agi avec sagesse, mais est ainsi arrivé à un déficit structurel de 3,4 %.

Dans le déficit de 2,9 % mentionné par le Premier ministre De Croo, la réduction permanente de la TVA a été compensée par une augmentation des droits d’accises et a donc été  » budgétairement neutre « . En conséquence, les recettes sont supérieures de 1,325 milliard d’euros, le déficit est tout autant inférieur.

Pour le budget lui-même, cela ne fait aucune différence. Comme il n’y avait pas encore de base juridique pour l’augmentation des droits d’accises, son produit (s’il y en a un) ne pouvait pas être inclus dans le budget des recettes. Lors de l’estimation du solde structurel – un exercice théorique, car on ne connaîtra son ampleur réelle qu’à la fin de 2023 -, M. De Croo en a tenu compte. Sur le plan politique, un déficit de 2,9 %, juste en dessous de la barre « magique » des 3 %, semble plus intéressant qu’un déficit de 3,4 %.

3. Qui a remarqué cette « erreur » et qui en est responsable ?

En lisant l’exposé général des motifs en vue de la réunion du 14 novembre de la commission des finances de la Chambre, le député de la N-VA Sander Loones a remarqué que le déficit structurel (3,4 %) était plus élevé que ce que le Premier ministre De Croo avait déclaré le 11 octobre (2,9 %). Il a accusé le premier ministre de mal communiquer et d’embellir le déficit structurel.

Il ne fait aucun doute que la secrétaire d’État De Bleeker et son cabinet ont indiqué un chiffre « erroné » dans l’exposé général des motifs. Elle a même expliqué devant la commission de la Chambre le 14 novembre comment elle est arrivée à 3,4 %.

Seulement, cette explication générale n’est pas l’œuvre de De Bleeker et de son cabinet uniquement. Elle implique l’ensemble du gouvernement, principalement le premier ministre et les sept vice-premiers ministres, ainsi que leur cabinet. Ils disposent tous d’au moins un conseiller chargé de suivre la politique fiscale ainsi que la formulation et l’exécution du budget.

La question s’est posée de savoir si le cabinet De Croo avait approuvé la  » mauvaise  » version de l’exposé général des motifs. Le premier ministre nie vigoureusement. Cependant, tout indique que s’il n’y a pas eu de consentement explicite, il y a eu au moins un consentement implicite.

Le président de l’Open VLD, Egbert Lachaert, a profité de cette « erreur matérielle » pour pousser De Bleeker vers la sortie au nom des intérêts du parti.

Le 17 novembre, De Croo a été interrogé sur cette question dans l’hémicycle. Il est resté remarquablement vague et a enfumée le Parlement. Il a longuement parlé d’une « erreur matérielle », de la neutralité budgétaire et de la mise en conformité de l’exposé des motifs avec les notifications budgétaires, mais à aucun moment il n’a dit ce que signifiait concrètement cette « erreur » et n’a jamais mentionné de chiffre. Est-ce qu’il avait déjà senti le côté boiteux du dossier ?

Le lendemain, le 18 novembre, De Bleeker est contrainte de démissionner. Une semaine plus tard, des messages WhatsApp et des e-mails ont commencé à circuler, prétendant montrer que le cabinet De Croo avait accepté la version de l’exposé des motifs général soumise au Parlement le 10 novembre. Le cabinet et le Premier ministre lui-même l’ont nié et le nient.

Knack a publié le trafic WhatsApp le 12 décembre et le trafic e-mail le 16 décembre, et en a conclu à juste titre que le cabinet De Croo n’avait pas fait de commentaires sur le déficit budgétaire.

Il est vrai que le 9 novembre, à 13h28, le Cabinet De Croo a informé le Cabinet De Bleeker, sous la forme de « track changes » relatifs au texte original, que la décision sur la prolongation temporaire ou permanente de la réduction de la TVA n’avait pas été correctement reflétée et a communiqué la décision jugée correcte. C’est également ce qu’a déclaré le Premier ministre De Croo le mercredi 14 décembre devant la commission des affaires intérieures de la Chambre des représentants, où il a été interpellé sur cette question. Dans sa réponse élaborée, il a une nouvelle fois débité des propos ambigus : « Nous n’avons pas seulement indiqué qu’il y avait une erreur. Nous avons également expliqué ce qui n’allait pas. Nous avons également rappelé la décision du gouvernement. Nous avons rappelé ce qui figurait dans les notifications budgétaires. »

Seulement, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. L’administration De Bleeker a modifié le texte erroné. Par conséquent, la décision du conclave est correcte dans l’exposé général des motifs présenté le 10 novembre. En réalité, il s’agit du chiffre du déficit nominal et structurel du gouvernement fédéral (et par conséquent du déficit du gouvernement conjoint, c’est-à-dire le gouvernement fédéral et les entités fédérées).

Les documents publiés par Knack montrent qu’à aucun moment et en aucune manière le cabinet De Croo n’a informé le cabinet De Bleeker que tous ces chiffres étaient « faux ». Il est tout à fait remarquable que les membres du cabinet De Croo aient vu une faute de frappe dans « set » – il s’agissait de « steal » – mais n’aient pas vu que sur plus d’une page et dans plus d’un tableau, les chiffres du déficit étaient plus élevés que ceux communiqués par le Premier ministre le 11 octobre.

Non seulement le cabinet De Croo n’a pas commenté tous ces chiffres erronés, mais aucun des cabinets des sept vice-premiers ministres ne l’a fait non plus. Deux vice-premiers ministres ont même apposé leur signature sur la « mauvaise » déclaration explicative générale, la validant ainsi explicitement : Vincent Van Quickenborne (Open VLD), comme ministre tutélaire du secrétaire d’État De Bleeker, et Vincent Van Peteghem (CD&V), comme ministre des Finances.

Même si le cabinet De Croo n’a pas explicitement approuvé l’exposé général des motifs, en ne commentant pas les « mauvais » chiffres, il a au moins donné son approbation implicite. Cela explique pourquoi, dans sa réponse aux questions du 17 novembre et aux interpellations du 14 décembre, De Croo n’a mentionné aucun chiffre et s’est contenté de parler, en termes vagues, de la déformation de la décision du conclave dans la version originale (corrigée par De Bleeker et donc non soumise) de l’exposé général des motifs.

4. Comment l’erreur a-t-elle été traitée ?

Dès le 14 novembre et au plus tard dans sa réponse aux questions qui lui ont été posées à la Chambre le 17 novembre, le Premier ministre De Croo aurait pu humblement avouer qu’une version incorrecte de l’exposé général des motifs avait été soumise, qu’il s’agissait d’une responsabilité collective, y compris celle de son cabinet, et qu’une nouvelle version correcte serait soumise.

Cette dernier a été réalisée, mais la responsabilité collective n’a pas été prise. Au lieu de cela, le président de l’Open VLD, Egbert Lachaert, avec l’approbation et la coopération de De Croo – et aussi du Palais – a profité de cette « erreur matérielle » pour pousser De Bleeker vers la sortie et faire entrer Alexia Bertrand, dans l’intérêt du parti. Apparemment, ce n’était pas une intuition soudaine.

Déjà au début de cette année, selon De Tijd (26 novembre), Lachaert a caressé l’idée de remplacer De Bleeker. Le président de l’Open VLD avait des vues sur Alexia Bertrand, chef de groupe du MR au Parlement de Bruxelles. Depuis juillet, elle était en conflit avec le président du MR, Georges-Louis Bouchez, qui ne l’avait pas nommée ministre des affaires étrangères. J’ai fait la connaissance d’Alexia immédiatement après la formation du gouvernement. Elle m’a rapidement impressionné. J’étais conscient de sa situation difficile au MR, mais je ne pouvais rien lui offrir », a révélé Lachaert à De Standaard le 26 novembre.

Mais voilà qu’après le 14 novembre, il avait quelque chose à offrir : le portefeuille du budget dans le gouvernement Vivaldi. Il pouvait donc se débarrasser de De Bleeker, il pouvait faire entrer Alexia et, enfin et surtout, il pourrait donner à ce satané Bouchez une bonne correction.

En licenciant De Bleeker et en recrutant Bertrand, Lachaert et De Croo ont fait une question politique – un Politikum, comme disent les Allemands – à partir d’une innocence budgétaire qui était facile à expliquer et à rectifier.