Albert II n’est pas le ciment de l’Etat belge

Parmi les rares planches de salut encore à la disposition du régime pour empêcher la désagrégation de l’État, on évoque souvent le rôle éminent que joue le Roi. Or celui-ci est loin d’être le puissant personnage que l’on imagine parfois. Il n’est qu’un chef d’État constitutionnel aux pouvoirs très délimités et limités, des pouvoirs d’influence avant tout. Par une facilité de langage, les médias ont recours au terme de « souverain » pour le désigner. Erreur ! La Constitution exclut l’idée même que ce mot véhicule. Depuis plus de deux siècles, les peuples d’Europe ont appris qu’ils sont eux-mêmes les détenteurs de la souveraineté. La Belgique médiatique l’oublie. Nous voilà donc submergés par un nouveau culte de la personnalité. Et celui-ci ne se limite pas à la seule personne du Roi, il englobe toute sa famille : un souverain « collectif » s’empare de la fonction de chef de l’État. La « maison Belgique » s’en trouvera-t-elle mieux armée pour résister aux périls qui l’assaillent ? Ce n’est pas prouvé. Les apparences sont trompeuses. La royauté belge est aussi fragile que l’État.

Personne ne contestera que la monarchie a plutôt bonne presse en Wallonie. Ce ne fut pas toujours vrai. En Flandre, c’est l’inverse. On y regarde le Palais comme un bastion francophone (note : Sigfried Bracke de la N-VA l’a encore répété dans le Knack du 23 janvier). Les nouvelles élites flamandes s’éloignent des cérémonials compassés et rêvent d’une République moderne. Pour l’heure et à titre transitoire, elles se contenterait d’une monarchie exclusivement protocolaire à la scandinave. En revanche, beaucoup de Wallons et de Bruxellois pensent encore avoir besoin de monarchie comme de pain. Minoritaires en Belgique, ils s’imaginent à tort qu’Albert II les protège contre les abus et les excès du flamingantisme, contre le risque d’une scission de l’État, contre les politiciens de tout poil et de toute langue qui complotent en vue de « détruire le pays ». Contre le séparatisme et contre la corruption, ils veulent faire confiance au Roi-Ciment « qui saura empêcher toutes les aventures. »

Et pourtant l’ordre des choses n’est pas celui-là. C’est une méprise fort commune que de considérer le Roi, sa fonction, sa famille, sa dynastie comme les garants de la perpétuation de l’État. C’est le contraire qui est vrai : la Belgique sert de soubassement à sa royauté et la maintient en place. Tout au plus le chef de l’État a-t-il encore un pouvoir d’influence. Mais celui-ci se réduit comme peau de chagrin. Le Roi n’a plus les moyens politiques de s’opposer aux évolutions en cours. Il ne pourra plus rien empêcher. Comme son successeur, Albert II assista impuissant à la vente des fleurons économiques et autres bijoux de famille financiers belges. Pas plus aujourd’hui qu’hier le Roi ne pourra faire obstacle au confédéralisme voulu par la Flandre. A vrai dire, le Roi n’est pas dans un autre monde que celui des partis. Qu’il lui en plaise ou non, il doit composer avec la classe politique. Lui et les partis sont comme les doigts d’une même main. Il y a solidarité indissoluble entre le système politique belge et la monarchie. Les chefs de parti tirent une part de leur légitimité de leur fréquentation avec la couronne et le chef de l’État perpétue sa fonction grâce au contrat tacite qu’il a conclu avec eux : « J’accepte votre pouvoir et vos manières, et vous ne mettez pas en question mon trône. » Une monarchie en guerre contre les partis le paierait cher et vilain. Léopold III, mal inspiré par son tempérament, peu conseillé et désireux de réduire la particratie, en fit l’amère expérience.

Aujourd’hui, le sort de la Belgique dépend bien davantage du régime des partis que du Roi. Une société aussi divisée et fragmentée que la société belge a besoin de partis et surtout de chefs assez forts pour la contrôler, ou tenter de le faire. Par conséquent, la monarchie belge, ce n’est pas seulement le Roi, c’est une collégialité entre le Roi et les présidents des partis. Quant à la Flandre politique et économique et son projet de confédéralisme poussé, elle sait qu’elle ne trouvera pas la monarchie sur son chemin. Et si le Roi faisait mine de faire barrage, il se heurterait à une réaction décisive. La monarchie ne peut survivre en Belgique que si elle collabore au prochain déshabillage institutionnel (la future 7ème Réforme de l’État !). Pénible paradoxe : pour garder sa couronne, le Roi sera obligé de se soumettre au confédéralisme. Sinon il pourrait en payer les conséquences. Si Albert II ou son très contesté successeur appuie sur le frein fédéral, il signera sa propre chute.

Note : le R.W.F. est le seul parti ouvertement républicain en Wallonie et à Bruxelles.